Du coin de l’oeil

Le jour n’est pas encore levé, mais cela fait bien longtemps qu’il a ouvert les yeux. Il essaie de maîtriser sa respiration, la faire plus lente, plus douce. Faire moins de bruit. Pour l’entendre respirer, encore, comme chaque matin depuis plus de cinquante ans.
Elle ne va pas très bien depuis quelques mois, elle qui a toujours été si vive et énergique. D’abord, quelques petites douleurs, qui ne les n’ont pas tout de suite alertés. Puis, la fatigue, une immense fatigue. Les médecins qu’ils ont consultés n’étaient pas très loquaces, aucun ne leur a proposé de traitement. Alors ils attendent, sans trop savoir quoi.
Il tend l’oreille et s’apaise au son du froissement des draps. Elle se réveille. Même si son corps lui fait mal partout maintenant et que ses articulations sont un peu rouillées, il se retourne vers elle et fait mine de s’éveiller lui aussi. « Tu as bien dormi? », ses lèvres effleurent sa joue, « Oui, mon amour ». Encore une journée. Ils s’extirpent péniblement de leur lit, témoin, il y a déjà longtemps de leurs ébats, tout aussi acrobatiques.
Le petit-déjeuner se déroule dans un silence que seul le bruit des pages du journal qu’il feuillette distraitement vient briser. Les journées sont si longues désormais. Les minutes s’égrènent si lentement. Lui qui avait coutume de partir travailler si tôt, d’avaler rapidement son café et de quitter la maison sa tartine dans une main et sa sacoche dans l’autre. Désormais, à coté de leur tasse à café, un petit récipient rempli de pilules, de toutes les couleurs, du rose, du jaune, comme pour faire oublier leur raison d’être, un arc-en-ciel de remèdes contre la douleur.
Tandis qu’elle s’installe dans le fauteuil au salon, il monte à l’étage se préparer, comme chaque dimanche, pour l’église. De son côté, elle s’accroche au combiné du téléphone, comme un dernier rempart contre leur solitude. « Allo? Tu vas bien? ». Tant d’amis les ont déjà quittés que la voix de son amie d’enfance, à l’autre bout du fil, résonne comme une promesse d’éternité.
Dans l’après-midi, ils s’installent, côte à côte, devant leur poste pour continuer de visionner ce feuilleton historique qui semble avoir autant d’épisodes qu’ils ont d’années. Le téléviseur hurle mais ils ne l’entendent qu’à moitié, si bien que parfois, elle pose doucement sa main sur la sienne et il comprend, à la fragilité de son geste, qu’elle n’a pas compris. Rembobiner.
Il y pense souvent. Si seulement ils pouvaient rembobiner leur vie. Tout recommencer, voyager à nouveau, danser, courir, main dans la main. S’ils pouvaient rembobiner tous leurs malheurs, pour ne pas avoir à enterrer leur fils et assister au déclin de leur fille malade. S’ils avaient su. Si, désormais, ils pouvaient.
Mais au contraire le temps file et il sent que la vie leur échappe soudain. Il l’observe, du coin de l’œil, alors qu’elle crochette, inlassablement ces napperons qui ne viennent plus décorer leur table depuis que leurs amis les ont quittés.
La nuit tombe et les amoureux rejoignent leur lit. Ses dessous affriolants ont laissé la place à une longue chemise de nuit en soie, dont parfois il respire le parfum, discrètement, lorsque l’air vient à lui manquer, lorsqu’il imagine qu’un jour, elle ne s’endormira plus à ses côtés. Comme toujours, il embrasse tendrement sa joue, « Bonne nuit mon amour ».
Et alors qu’elle s’endort paisiblement, il murmure quelques mots, comme une prière, « Donnez-nous encore une journée ».
Crédits photo: Happinews Therapy