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Ce ne sera pas la fin du monde

Seuls leurs regards se croisent désormais. Leurs bouches se cachent derrière un masque blanc. Plus de sourires, plus de mots, mais que reste-t-il à dire de toutes les façons? Leurs mains ne se serrent plus. Recouvertes d’une fine couche de plastique, parfois elles font encore signe à distance. Même ceux qui s’aiment se cachent des regards et échangent des baisers en cachette, comme on commet un petit délit, juste pour l’adrénaline. Le monde s’est barricadé derrière portes et fenêtre, reclus chez eux. Les enfants, leurs parents et leurs grands-parents se protègent de cet ennemi invisible qui, du jour au lendemain, a fait basculer le monde.

Elle, elle a fait les courses à la hâte, pressée par la menace qui pèse déjà sur le monde affolé. Son caddie s’est rempli en quelques minutes d’aliments qu’elle ne mangera jamais tant l’anxiété lui noue la gorge et l’estomac depuis l’annonce de la nouvelle. Elle est montée dans son appartement, a fermé le verrou à double tour, comme si l’ennemi invisible pouvait s’introduire à travers la serrure. Elle a filé à la cuisine, elle a posé ses sacs de commissions par terre, s’est lavé énergiquement les mains. Un dernier regard à la porte. Bien sûr, rien n’a changé. La porte est fermée et elle est enfermée.

Enfermée dans l’enfer de sa vie et de sa solitude. Le nœud dans sa gorge s’est encore resserré. Et si c’était l’ennemi? Mais l’ennemi ne les prend qu’à la gorge et au cœur, il ne remplit pas leurs yeux de larmes. Enfin pas tout de suite. Ce n’est donc pas ça. Et ses jambes qui flanchent? Il vaut mieux s’asseoir. Elle allonge son corps qui lui semble soudain peser une tonne sur le carrelage froid de la cuisine. Elle ne retient plus ses larmes, ses sanglots font tressaillir tout son corps, ses mains tremblent.

Elle a déjà été seule. Elle est toujours seule. Mais cette fois, elle a peur. Peur pour ceux qu’elle aime, sont-ils aussi en sécurité? Elle a peur pour ceux qu’elle ne fait que croiser, parfois dans les couloirs de l’immeuble, parfois dans le parc en bas de chez elle où les rires des enfants se sont soudain tus. Elle a peur pour ceux qu’elle ne connaît pas encore, ceux qui, comme elle, errent sur cette terre en essayant d’en comprendre le sens. En vain.

Ses sanglots ont réveillé son chien qui dormait encore paisiblement dans son panier, inconscient du danger et de l’ennemi qui rôde. Il s’approche, hésitant. Il ne connaît que trop bien les larmes de celle qui est allongée au sol, incapable de se relever. Il se couche à ses côtés et lui lèche timidement le visage. Ne t’en fais pas ça va aller.

Mais comment le croire alors que les dernières nouvelles se bousculent encore dans sa tête. Ils sont des milliers à affronter l’ennemi, il a déjà envoyé certains au tapis. Des hommes et des femmes en blouses blanches sont à leur côtés, des machines bruyantes sont reliées à leur corps. Elles les aident à respirer, l’ennemi cherche à les anéantir et ils sont à bout de souffle. D’autres ont déjà succombé. Les chiffres augmentent chaque jour. Ils sont désormais près d’une trentaine. On ne sait rien d’eux, on ne connaît pas leur prénom, on ignore ceux qu’ils laissent dans la douleur et le désarroi.

Elle ne peut s’empêcher de s’imaginer cette frêle grand-mère qui célébrait il y a encore quelques jours l’anniversaire de son petit-fils, sans savoir que dans les doux baisers de son petit descendant se cachait sournoisement l’ennemi. Sans savoir que sur les mains de son petit-fils, l’ennemi se promenait. Elle avait ri ce jour-là, pensant qu’elle était chanceuse de vivre ce moment. Elle avait partagé avec sa fille une cuillère de ce délicieux gâteau au chocolat, et pourquoi pas, à son âge, on ne se prive pas de ces petits bonheurs là. Mais elle ne savait pas que l’ennemi se cache aussi dans les belles choses.

Elle sait qu’elle doit trouver la force de se relever mais à quoi bon? Elle n’a pas le courage de se battre contre cet ennemi, elle qui se bat déjà tous les jours contre ses propres démons. Son dernier combat l’a laissée chancelante. Elle panse encore ses dernières blessures et elle sait qu’à chaque instant, elle peut encore trébucher. Elle n’y arrivera pas. Pas toute seule. Pas cette fois.

Elle n’aime pas appeler à l’aide mais elle compose quand même fébrilement son numéro. Elle a besoin de ses bras. Besoin qu’il la rassure. Elle sait qu’auprès de lui, son cœur recommence à battre normalement. Elle sait que lorsqu’elle pose ses mains sur son torse, ses doigts ne tremblent plus. Elle sait aussi que seule sa voix douce et apaisante pourra faire taire toutes ces voix dans sa tête. Elle retient son souffle à chaque sonnerie mais c’est sa voix sur son répondeur qui lui répond. Elle sait qu’il est sûrement déjà au combat, contre ses propres démons. Elle sait qu’il veut la protéger de ces guerres là, de peur qu’elle ne se blesse, de peur que ses démons à lui ne viennent grossir les rangs des siens et qu’ils ne soient tous deux anéantis.

Alors elle reste allongée sur le carrelage, ses larmes continuent de couler sur ses joues, son corps arrête de lutter, il se rend à l’ennemi invisible. Il se rend à l’évidence de ce monde qui ne sera plus jamais pareil, de ces poignées de mains qu’on n’échangera plus, de ces baisers qu’on n’osera plus offrir, de ces bras qui ne la serreront plus, si fort qu’ils l’empêchaient parfois de dormir.

Bien sûr, ce ne sera pas la fin du monde. Mais c’est la fin de son monde.