Sur les traces de ce qu’il reste de toi

C’est un peu étrange comme idée mais je me suis mise en tête de partir sur tes traces.
Avant que tu ne t’en ailles, je n’avais jamais réalisé à quel point la mémoire est importante et maintenant j’aimerais collectionner, comme un trésor, toutes les histoires de ton enfance et les anecdotes de ta jeunesse.
Je sais que tu as étudié à Berkeley, pas loin de San Francisco, et en rangeant tes affaires dans ton bureau, je suis tombée sur ces vieilles photos. On y voit le fameux Golden Gate, on y suit le cable car qui traverse la ville et on y distingue l’île d’Alcatraz. Certains paysages ressemblent à s’y méprendre à la vue que tu avais depuis ta maison et je réalise soudain, qu’étrangement et peut être sans même t’en rendre compte, c’est cette vue que tu as cherché à retrouver de nombreuses années plus tard car sur ces photos, on y voit aussi ta mère et toi, souriant. Alors je me suis convaincue que tu étais heureux là-bas.
Il y avait aussi des photos d’illustres inconnus, presque toujours moustachus aux cheveux longs pour les hommes et très dénudées pour les femmes, dans un jardin, autour d’une table. Une après-midi de pique-nique, sous un arbre. Des vacances quelque part au Mexique, coiffé d’un sombrero ridicule. Un bureau dans une chambre d’étudiant plutôt spartiate, décorée de quelques posters. Une virée à Sausalito, non loin de là, toujours bien entouré. Les marches du Sproul Hall de Berkeley. Et je me suis imaginé ta vie d’étudiant. J’ai imaginé des soirées, souvent bien arrosées à la bière, puisque je ne t’ai jamais vu boire d’autres alcools, dans des lieux enfumés, et tes pas, si souvent moqués, allant mécaniquement de gauche à droite et inversement, sur un air de musique des années soixante.
Il y avait ces photos, comme volées, de ta mère devant le Golden Gate et, parmi celles-ci, des photos d’autres femmes, dont j’ignore l’histoire mais devine votre histoire. Je t’ai imaginé, au volant de ta vieille Mustang, tout apprêté, te rendant à des rendez-vous galants. Comme tu étais beau et que les récits de tes conquêtes, eux, ne manquent pas, je me suis dit que tu devais être souvent charmeur et parfois charmé.
Récemment, on m’a expliqué que la photo de rue avait aussi valeur de témoignage, des époques passées et des mœurs d’autrefois. Grâce à ces photos, je réalise à quel point cela est vrai et à quel point les images sont précieuses. Tes clichés sont pour la plupart assez flous, très souvent mal cadrés, mais l’essentiel, pour moi, c’est qu’ils sont avant tout une empreinte de toi dans ce monde. Ils sont ce que tes yeux ont vu ce jour-là, ton regard d’amour et d’admiration pour ta mère, tes tremblements face à ces femmes qui t’ont suffisamment charmé pour que tu souhaites les immortaliser, ils racontent ta vie d’autrefois, bien avant moi, et les chemins que tu as empruntés.
A la question « qu’est ce qu’une bonne photo? « , j’ai répondu « une photo qui raconte une histoire et traduit une émotion ». Je doute, honnêtement, que l’on puisse dire que tes photos méritent une quelconque récompense. Et pourtant, elles sont pour moi sources d’une émotion profonde et vestiges en quelque sorte de mon histoire. Elles me donnent à mon tour envie de photographier le monde et ceux qui m’entourent, capturer mes souvenirs, pour un jour, peut-être, raconter une partie de moi à ceux qui viendront après.
Le départ pour l’ouest américain approche. Ma mère m’a dit que tu aurais pu me renseigner avant mon voyage sur les endroits que je vais visiter, mais je n’ai pas besoin de cela puisque je sais que tu guideras mes pas. J’ai hâte que mes pieds foulent le même sol que toi. Je fais semblant d’être courageuse et j’explique à qui veut l’entendre que partir seule ne m’effraie plus. C’est parce qu’ils ne le savent pas mais je pars un peu avec toi. C’est décidé, puisque tu n’es plus nulle part, je t’emmène partout avec moi.