Derniers jours de stage avec Stéphane Lavoué

Jour 5. Nous devons terminer nos prises de vue aujourd’hui en vue de l’exposition de fin de stage qui aura lieu demain. Tandis que notre salle de classe s’agite comme une fourmilière et que certains procèdent déjà aux dernières retouches, ma sélection de clichés se résume à un portrait du poète arlésien et à quelques détails de son intérieur.
Je décide donc de me rendre chez Vincent, qui m’a assurée habiter un appartement orienté plein sud et baigné de lumière à toute heure de la journée. Mais si ses talents en matière de décoration rivalisent avec ceux de Rémy, la luminosité de son studio est, quant à elle, toute relative et j’ai bien de la peine à dissimuler ma déception. Quelque peu confus mais à la fois ravi de m’avoir attirée chez lui pour occuper quelques heures de sa journée, Vincent, bien heureux, s’installe, lui, confortablement dans son fauteuil en cuir élimé devant la fenêtre, en attendant m’explique-t-il que la terre tourne.
Ces derniers jours m’auront au moins appris à ne pas me décourager. Je saisis donc mon appareil et déplie mon réflecteur, qui manque de se déployer violemment dans ma figure. Tandis que je peine à tenir mon accessoire d’une seule main pour tenter de réfléchir un mince filet de lumière sur mon modèle, je constate avec une certaine surprise que ledit modèle, lui, a disparu à la recherche d’un bout de scotch pour coller mon réflecteur à la fenêtre. Brillante idée selon « Vincent le bricolo » qui a toutefois, dans l’intervalle, également décidé de déplacer son fauteuil de sorte que la lumière se réfléchit désormais sur sa bibliothèque encombrée, qui ne me sera d’aucune utilité en matière de portrait!
J’essaie de me rappeler les conseils de Stéphane Lavoué à propos de la gestion du modèle mais il suffit de quelques secondes pour que Vincent disparaisse à nouveau à la recherche de clichés de lui – réalisés par je-ne-sais-quel-miracle l’an passé – qu’il tient absolument à m’offrir, accompagnés d’un porte-clés gravé de la croix camarguaise. Je suis touchée par l’attention mais l’heure tourne et le soleil lui semble vouloir se faire attendre. Je décide donc de m’attarder quelques instants sur quelques objets, dont Vincent m’expose fièrement la provenance, et je découvre que sa cuisine, à l’instar de celle de Rémy, n’a vraisemblablement jamais été nettoyée. A tout le moins pas depuis l’arrivée de son micro-ondes, dans le courant des années 90.
Ma dernière tentative de faire asseoir mon modèle, agité comme un enfant de cinq dans un magasin de jouets, échoue une fois de plus et je me résous à proposer d’aller boire un café. Si je repars sans clichés, autant profiter de la terrasse d’Hugo, qui est elle, belle et bien, ensoleillée.
A cette heure-ci de la journée, la terrasse est bondée mais Vincent, qui ne manque pas de ressources, nous invite à la table de l’un de ses amis, Grégory. Tandis que j’explique à ce dernier l’échec de la matinée, je découvre qu’il est lui-même passionné de photographie et qu’il adorerait se prêter au jeu. L’occasion est trop belle pour la laisser passer et, à peine reçoit-il son repas, que je le traîne déjà entre deux bouchées, au studio de la Maison des stages pour un nouveau shooting tandis que Vincent, un peu déçu de se faire voler la vedette, nous suit de près.
Après plus d’une heure de prise de vue, dans la pénombre du studio, il est déjà près de 15 heures quand je remercie enfin mes modèles pour leur patience et leur aide. Le regard soudain sombre de Grégory m’interpelle et je m’inquiète de voir ses yeux s’embuer. Mon nouveau modèle m’explique alors avoir toujours souffert des critiques de sa mère et de son physique qu’il trouve trop fluet. Il attendait depuis plusieurs années qu’on le photographie. C’est donc lui qui me remercie. Ses mots me touchent. Moi, la photographe, très débutante, je réalise soudain qu’au-delà de la photo, que mes clichés soient ou non réussis, j’ai partagé avec Vincent, l’enfant de plus de cinquante ans, et Grégory, le jeune homme blessé, un moment d’exception, dans l’intimité d’un portrait. Je suis émue à l’idée, qui ne m’avait jusque-là, pas traversé l’esprit, que la photo puisse être ressentie par certains comme une sorte de thérapie, une forme de reconnaissance et de guérison de leurs blessures. Les difficultés traversées ces derniers jours s’effacent comme par magie pour ne me laisser qu’un sentiment de satisfaction et de reconnaissance à tous les personnages qui m’ont permis de capturer parfois un sourire, parfois une pensée et à chaque fois un peu de leur humanité.