J’y pense tout le temps

« J’y pense tout le temps, j’y pense tout le temps ».
Debout, sur le quai du métro, station de la Muette, un homme murmure. Il répète cette phrase, tout doucement, comme une confession dans le creux d’une oreille invisible.
Personne ne lui prête attention et il me semble être la seule à avoir remarqué la présence de cet homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux grisonnants et aux airs d’un banal banquier parisien pressé. Il tient à la main une vieille mallette qui dénote avec son âge.
Soudain, ses mots sont couverts par le bruit de la rame de métro qui débarque à tout allure. Il les avale et les mélange au tumulte de la foule qui se presse.
Mais l’homme persiste. Ses mots se transforment en complainte et je crois voir ses yeux se remplir de larmes. Il va peut-être craquer. Je crains un geste désespéré, un pas de trop, celui qui le ferait déraper. Mais en réalité, il a déjà sombré.
Il secoue la tête, comme pour dissiper ses pensées, et s’engouffre dans le métro.
Je le suis, comme si j’étais soudain en charge de la vie de cet inconnu.
Un besoin irrépressible d’être proche de lui. Besoin qu’il sente mon souffle près de lui, mon épaule qui frôle la sienne, comme pour le ramener à la vie.
« J’y pense tout le temps ». Le murmure se poursuit. Son regard est vide, usé, ses habits sont sales et mal ajustés. Il paraît si fatigué et affaibli que le siège libre en face de lui semble inatteignable, comme s’il lui fallait pour le rejoindre traverser un immense désert.
A chaque arrêt, les passagers qui montent et descendent du métro le bousculent, l’effleurent. Mais il n’est plus vraiment là. Sa main droite s’accroche mollement à la barre de sécurité tandis que sa main gauche pend le long de son corps. Ses doigts serrent un bout de papier froissé. J’y devine quelques mots griffonnés sans pouvoir en déchiffrer le contenu.
Il descend. Je ne peux m’empêcher de le suivre, tant pis pour mon rendez-vous.
Alors que nous arrivons en haut des marches, le soleil vient frapper son visage, il plisse les yeux et reçoit ces rayons de chaleur comme une violente gifle. Il titube. J’attrape son bras. « Monsieur, tout va bien? Vous vous voulez vous asseoir? ».
« C’est juste que ça fait si longtemps. Je ne savais pas que la lumière existait encore ». Ses yeux rencontrent enfin les miens. Il lit l’incompréhension dans mon regard. Nous nous asseyons sur un banc.
« J’y pense tout le temps » répète-t-il.
Les questions se bousculent dans ma tête mais je n’ose pas interrompre le fil de ses pensées. Soudain, il saisit ma main et s’y accroche comme si le vide s’ouvrait sous ses pieds.
Comme si les mots étaient devenus étrangers à sa bouche, ils en sortent péniblement et commencent à raconter sans que je n’en saisisse vraiment le sens.
Pourtant, il se tait déjà.
Je le regarde fixement. Mes yeux cherchent à nouveau les siens. « Je n’ai pas compris ».
Mais déjà, il s’appuie sur le banc pour se relever. Il s’en va et me laisse, muette, incapable de le retenir.
Sur le banc, je remarque le morceau de papier qu’il tenait dans sa main. Je m’en saisis. Je pense d’abord à le rattraper pour le lui rendre mais mes jambes ne semblent plus vouloir me porter. Je reste là et déplie doucement la feuille abandonnée.
Je ne parviens qu’à déchiffrer ces quelques mots: « J’aimerais que quelqu’un me voie ».
Depuis, j’y pense tout le temps.