La page blanche

Un dernier coup d’œil avant de refermer la porte de mon appartement derrière moi. Il est temps de quitter ma zone de confort et ma routine pour partir à la découverte de la côte californienne et des parcs nationaux de l’ouest américain. Un tour puis deux, la clé bute, comme pour me rappeler qu’il est – enfin – temps. Ma gorge se noue et les battements de mon cœur s’accélèrent. Mais les heures filent tandis que les kilomètres qui me séparent de mon nid douillet ne cessent de croître.
Me voilà déjà à l’aéroport de San Francisco. Premier regard sur la ville, premières appréhensions. Cette terre étrangère me paraît soudain si hostile, tandis que mon taxi traverse le quartier mal famé de Tenderloin, pour m’emmener à Nob Hill, prendre de la hauteur comme pour se réfugier dans la tour la plus haute de la forteresse.
Une question ne cesse de tourner en boucle dans mon esprit depuis ce matin: pourquoi suis-je là? Ras-le-bol. De ma vie, de mon boulot, de ma rue, de ma tasse de café, de mon vélo, de mon canapé, et puis, de ma gueule dans le miroir tous les matins. Il faut que je parte, comme un animal sauvage enfermé depuis trop longtemps dans une cage trop étroite, j’ai besoin de prendre le large et ma courte expérience à Arles m’a rassurée. Je sais maintenant que, tout au long de mon chemin, je croiserai des personnes qui apporteront leur pierre à l’édifice de ma construction, de ma reconstruction.
Epuisée par les émotions de la journée et le voyage, je m’endors assez paisiblement, bien décidée à profiter de chaque instant que je m’apprête à vivre.
Du côté de Genève, on s’impatiente. Mes amis me pressent d’écrire, ils ont hâte de me lire, ils m’encouragent et leur soutien me réconforte. Mais, c’est marrant, j’ai un peu l’angoisse de la page blanche. Depuis que j’ai posé mes bagages en terres californiennes, j’ai l’impression de ne plus penser à rien, les mots ont cessé de se bousculer dans mon esprit, comme si à force de voyager seule, on finissait par perdre l’usage de la parole. Je pourrai raconter les endroits que j’ai visités, les choses que j’ai apprises, ce serait sûrement enrichissant d’un point de vue culturel.
Mais comment dire les regards que j’ai croisés, expliquer ce que j’ai ressenti en écoutant ces sans-abris jouer de la musique, comment expliquer mes larmes de bonheur à cet instant, en nous voyant tous réunis autour d’une même mélodie, comment parler de cette femme qui hurlait de douleur et de désespoir d’avoir perdu son grand amour, probablement imaginaire, comment expliquer ce sentiment de liberté tandis que je vois les kilomètres défiler sur le compteur de ma voiture de location et que sous mes yeux se déroulent des paysages grandioses, devant lesquels je me sens si petite et à la fois si forte. Qu’est-ce que je dois répondre à mon ami qui me conseille de profiter de ce voyage pour me « poser les vraies bonnes questions » alors que je ne suis pas sûre de savoir quelles sont ces questions et que, dans ma tête, règne toujours ce vide, ce silence.
Plus de dix jours après mon départ, j’entame ma première soirée seule à Los Angeles. Désormais habituée aux dîners solitaires, je m’installe au bar, presque impatiente des rencontres que je vais faire et des moments que je partagerai avec mes compagnons d’infortune.
Soudain, la barmaid, entonne quelques paroles de la musique qui joue en arrière plan. J’observe les gens qui m’entourent. Il y a au bar ces deux amis qui ne s’étaient, semble-t-il, pas vus depuis longtemps et qui partagent entre deux bouchées, leurs dernières anecdotes. Il y a, là, attablé, ce couple de personnes âgées, qui ne se parlent pas mais se comprennent et chérissent ce moment ensemble, combien encore? Derrière moi, une petite fille rit aux éclats aux acrobaties de son père et deux adolescents maladroits espèrent, presque secrètement, que leur soirée se finira par un baiser. Tous créent une harmonie parfaite. Encore un de ces moments, de ces beaux moments, me dis-je. Je souris.
C’est peut-être ça la réponse, peut être qu’il n’y a pas de questions. Peut être que le bonheur, en définitive, c’est de ne penser à rien, d’évoluer au fil des heures et de la route, c’est de ne rien prévoir et d’espérer des rencontres accidentelles. Peut-être tout simplement que ce vide dans ma tête c’est ce qu’on appelle la sérénité, peut-être qu’enfin je n’ai plus le temps de me poser toutes ces questions existentielles, je suis trop pressée de vivre.
Crédits photos: Happinews Therapy